Emile DESCHANEL (1819-1904) - A pied et en wagon (1862)

Émile Deschanel, professeur et homme de lettres, auteur de nombreuses monographies (Racine, Pascal, Bossuet, Lamartine, Boileau, etc.). Maître de Conférence à la Sorbonne [? ou à l'Ecole Normale]. Destitué en 1850 après la publication de « Catholicisme et socialisme ». Emprisonné le 2 décembre et exilé à Bruxelles, où il enseignera l'éloquence et où il mettra à la mode, dès le 3 mars 1852, la « conférence ».

Dans une lettre qu'il adresse de Jersey à Emile Deschanel, le 11 décembre 1853, Victor Hugo se remémore ses mois d'exil à Bruxelles : les repas si joyeux qu'il a partagés à l'Aigle avec son correspondant; et, surtout, les conférences de ce dernier : «Et votre Cours, comme le couronnement de tout! Je vous revois au fond de cette grande salle, trop petite, assis à votre trône dans la lumière, doux, gracieux, modeste, applaudi, charmant, entouré d'une foule d'hommes dont les mains claquent et de femmes jolies dont le coeur bat...Je me retourne vers ce passé-là comme vers la patrie.»
En 1853, Deschanel participa à une fastueuse réception chez Alexandre Dumas; Henry Monnier s'y trouvait aussi..
L'exilé épousera une Belge en 1854, et le 13 février 1855, le couple, installé à Schaerbeek, aura un enfant : Paul Deschanel, éphémère président de la République, du 18 février au 22 septembre 1920.
 Émile Deschanel retournera en France, profitant de l'amnistie de 1859. Il deviendra rédacteur au Journal des Débats et au National, député en 1876, et de 1881 à 1903, titulaire de la chaire de langue et de littérature modernes au Collège de France et sénateur inamovible.
 

[... A Issoudun, je relus le roman que Balzac y a encadré : Un Ménage de Garçon, où se trouve la remarquable création du soudard éhonté, du beau sabreur entièrement dépourvu de sens moral, Philippe Bridau , comte de Brambourg, qui agit dans la vie privée comme sur les champs de bataille.
Nous visitâmes le cabaret de la Cognette, où se réunissaient, pour comploter leurs méfaits nocturnes, les Chevaliers de la Désœuvrance.
Mon ami L… me fit coucher dans la grande chambre tapissée des Aventures de Télémaque, laquelle est encore aujourd'hui telle que Balzac l'a décrite.
Le lendemain, j'allai revoir le petit château de Frapesle, où il acheva le Lys dans la vallée.
Frapesle appartenait alors à Mme Carraud, amie d'enfance de la sœur de Balzac, Mme de Surville. Un jour Balzac dit à Mme Carraud : 
«Ce n'est pas tout que de me donner l'hospitalité, rendez-moi un autre service. Mes belles lectrices inconnues m'accablent de correspondances émaillées de déclarations d'amour. Vous sentez que je n'ai pas le temps de faire du roman pour mon compte, si je veux en faire pour les libraires. Voulez-vous être aimable? lisez toutes ces lettres et répondez-y comme si c'était moi. Je vous donne carte blanche; cela vous amusera.»

Et Mme Carraud, pendant un mois ou deux, tint bravement le courrier de Balzac avec ses lectrices, qui croyaient recevoir des autographes de leur romancier adoré.
Dans les livres mêmes de Balzac, je ne jurerais pas que Mme Carraud n'ait pas écrit quelque autre lettre , par exemple celle que Mme de Mortsauf adresse à Félix Vandenesse pour éclairer de ses conseils l'entrée du jeune homme dans le monde. Je crois fermement pour ma part que Mme Carraud, plus ou moins, a mis la main à cette grande et admirable lettre.
Mme Carraud est née dans la patrie de George Sand. Elle a maintenant plus de soixante-cinq ans. Elle est petite, très-brune, et boite imperceptiblement. Telle femme, de petite taille, paraît grande par un air noble qui lui est naturel. Toute sa grandeur est dans son âme, mais son âme est sur son front et le hausse.

Il y a quinze ou seize ans, un de mes amis (« Cet amy-là, Sire, c’estoyt moy-mesme ») du fonds de l’Espagne, où il voyageait alors, écrivait à Madame Carraud les vers suivants :

 
Vantez-vous de vos cinquante ans :
Votre demi-siècle rayonne,
Mère, et fleurit comme un printemps;
Mais ma jeunesse est un automne.
 
C'est que la source de bonté
Arrose de fraîcheur votre âme,
C'est que vos yeux noirs pleins de flamme
Étincellent de charité;
 
C'est que votre front si limpide
Brille d'un jour intérieur,
Et répand en lueurs humides
Les effluves de votre cœur.
 
Mais nous, jeunesse débauchée,
Libertins intellectuels,
Nous quittons notre œuvre ébauchée,
Pour courir aux biens sensuels.
 
Aux bras des folles courtisanes,
Ivres d'amour et de soleil
Nous nous couchons sous les platanes
Dans l'indolence et le sommeil,
 
Cependant que, toujours sereine
Sous le ciel radieux ou noir,
D'une volonté souveraine
Vous accomplissez le devoir.
 
Et rien n'interrompt votre course,
Nul fardeau ne vous fait ployer ;
Et pour tous vous êtes la source,
Pour tous vous êtes le foyer :
 
La source des célestes ondes,
Poésie, amour, idéal ;
Le foyer des flammes fécondes,
Foi, dévouement, haine du mal.
 
Aussi, tandis que les années
En passant jettent loin de nous
Nos couronnes déjà fanées,
Elles n'effeuillent rien en vous.
 
Vous êtes la prairie ombreuse
Que protège une haie en fleur,
Et que de sa rosée heureuse
Arrose la sainte pudeur.
 
Vous demeurez jeune et charmante.
Votre sourire est un éclair,
Dès qu'un œil sympathique aimante
Votre visage doux et fier.
L'âge n'y grave point de ride.
Pourtant que de rudes combats!...
Tant que l'âme n'est pas aride,
Le visage ne vieillit pas.
 
Stigmates des hontes passées
Aussi souvent que des douleurs,
Les rides sur nos fronts tracées
Accusent la mort de nos cœurs.
 
L'arbre ne meurt point par la cime,
C'est par le cœur qu'il se corrompt
Un front pur, un cœur magnanime
Des ans ne subit point l'affront.
 
Et votre front est sans nuage,
Une auréole y luit toujours;
Sans rien craindre de leur passage,
Vous avez vu passer les jours.
 
Ainsi que les glaciers sublimes
Grossis par les torrents des monts
Du fond de leurs chastes abîmes
Rejettent les impurs limons,
 
Et toujours, jusqu'à la moraine,
Par un tressaillement obscur
Repoussent ce que l'onde entraîna
Dans leur incorruptible azur,
 
Ainsi de votre âme épurée
Le temps n'atteint point la candeur,
Et votre vie est azurée
En sa limpide profondeur.
 
Le monde et sa sagesse indigne
Glissent sur vous sans vous souiller,
Comme l'eau sur l'aile du cygne
Roule en perles sans la mouiller.
 
Oui, vantez-vous, vantez-vous, mère!
Vous êtes plus jeune que nous
Vos cinquante ans, soyez-en fière!
Le temps n'a point neigé sur vous.
 
Oh I soyez toujours notre étoile,
Et, puisque nulle autre ne luit,
Jetez, quand l'idéal se voile,
Vos doux rayons dans notre nuit.
 
Venez à moi, quand ma jeune âme
Lutte avec mon esprit blasé,
Et réchauffez de votre flamme
Mon cœur que le monde a glacé.

 Ce qui était vrai il y a quinze ans l'est encore aujourd’hui. Mme Carraud ne vieillit point. Retirée à Nohan, près de Graçay, au fond du Berry, pas le Nohant de George Sand, un autre qui s'écrit sans T, Mme Carraud s'est faite bénévolement médecin de campagne et maîtresse d'école, Elle s'en va trottant, hiver comme été, à travers les sentiers, les champs ou les ornières, pour porter des secours et des consolations aux paysans plus pauvres qu'elle. Un jour elle rencontre une petite fille qui menait des oies dans les champs après la moisson ; elle lui trouve une physionomie intelligente, se met à causer avec elle, l'engage à venir un matin, lui apprend à lire, à écrire, à tricoter, à coudre. La petite en amène une autre; et puis il en vint trois, puis quatre, puis une douzaine.

Il faut vous dire que dans les villages où il n'y a pas une école spéciale pour les tilles et où celle qui existe est à la fois pour les filles et pour les garçons, les communes, malgré les injonctions des inspecteurs primaires, se font tirer l'oreille pour accorder la gratuité aux filles. La population n'a pas encore compris que l'éducation doit commencer par la femme, qui seule, dans la famille de l'ouvrier, en conserve et en transmet la tradition.
Mais si vous saviez comment sont organisées la plupart des écoles primaires! Les instituteurs, il faut leur rendre cette justice, sont fort au-dessus de la position qu'on leur fait. Ils savent beaucoup et sont fort supérieurs de ce côté aux desservants, qui parfois les oppriment. Eh bien! au lieu d'être soutenus et encouragés par leurs inspecteurs, ils n'en reçoivent que déboires. La peur que l'on a du clergé est telle, que les inspecteurs disent tout bonnement à l'instituteur : " Si vous avez maille à partir avec le curé, on ne vous soutiendra pas. " faut s'émerveiller, en vérité, que l'on trouve encore des maîtres pour tenir les écoles rurales. Ils ont besoin d'une dose d'abnégation dont on ne peut se faire une idée juste qu'alors qu'on est posé de façon à observer les choses de près. Car, si en haut l'on encourage peu le pauvre instituteur, en bas, c'est-à- dire chez les parents des écoliers, il ne saurait être apprécié. Ceux dont les enfants sont paresseux ou indociles dénigrent le maître d'école. Il faut qu'il donne des prix à tous, sous peine de voir diminuer le nombre de ses élèves; ce qui équivaut pour lui à une diminution de vivres : car le malheureux n'a que ce qu'il faut pour exister strictement. S'il est marié, il aide sa femme à faire la lessive les jours de congé et chauffe le four. Bref, on lui donne une des fonctions les plus importantes de la société et on le voue forcément à la misère.
C'était donc rendre un vrai service que d'élever gratuitement les petites filles de Nohan. Mais l'autorité, toujours ombrageuse, s'en émut et dit à Mme Carraud qu'on allait l'inspecter et qu'elle eût à se munir d'une autorisation. Elle refusa de se soumettre à ces exigences. Alors, comme elle était bien avec le recteur et qu'on sentait les services qu'elle rendait, on lui envoya l'autorisation.
En montrant à lire à ses petites filles, Mme Carraud fut étonnée de la difficulté de trouver des livres qui convinssent à ces enfants des campagnes; et, sans prétention d'auteur, uniquement par bonne volonté, elle se mit, à soixante ans, à essayer d'en écrire elle-même un d'abord, et puis deux, et puis trois, et puis quatre.
Le premier, intitulé: la Petite Jeanne ou le Devoir, à l'usage des petites filles, a été couronné par l'Académie française et tiré par la maison Hachette à quatre-vingt-cinq mille exemplaires. Le second, à l'usage des petits garçons, a pour titre : Maurice ou le Travail. Il a été tiré à quatre-vingt-sept mille. Le troisième s'appelle : Contes et Historiettes; le quatrième : Lettres de famille. Dans tous, Mme Carraud a su résoudre cette immense difficulté, d'écrire pour les enfants et pour les gens du peuple des histoires simples, attachantes, intelligibles et élevées, non sans style, et sans poésie; mais style et poésie jaillissent du sein de la réalité quotidienne, pratique et vulgaire. Devant une tâche si difficile et si ingrate, l'amour-propre littéraire de plus d'un écrivain eût reculé, non sans raison ; mais la charité ne recule pas. Mme Carraud est un apôtre en jupes, qui a mis simplement son imagination au service de son bon cœur.
Vous voyez donc qu'elle était bien capable, au temps de sa prospérité, lorsqu'elle était châtelaine de Frapesle, de faire l'intérim de Balzac dans sa correspondance aux quatre coins du monde avec les belles admiratrices inconnues.
Je tiens d'elle un curieux autographe où Balzac se peint tout entier:
« Mon Dieu! je voudrais bien être à la Poudrerie  (à Angoulême, où Mme Carraud habitait alors et où Balzac improvisa LA GRENADIÈRE est jouant au billard);  mais le moyen? Je n'ai pas encore un volume de réimprimé des Chouans ; j'ai encore douze à treize feuilles du Médecin de campagne à terminer; j'ai cent pages à fournir ce mois-ci pour la Revue de Paris. Pour achever tout cela, no suis-je pas forcé de rester à Paris? Puis les affaires d'argent, dont les difficultés vont en croissant, parce que les besoins sont fixes et les recettes sont frappées d'anomalie autant que les comètes.
Mais, certes, j'espère que le 10 de mars je serai à la Poudrerie; car il me faut un grand mois de solitude pour achever cette bataille qui me tracasse beaucoup.
J'oubliais le deuxième dizain de Drolatiques pour lequel j'ai encore deux contes à faire, dont l'un est le majeur du volume.
Je vous assure que je vis dans une atmosphère de pensées, d'idées, de plans, de travaux, de conceptions, qui se croisent, bouillent, pétillent dans ma tête à me rendre fou. Néanmoins rien ne me maigrit, et je suis le plus vrai pour- trajet de moine qui oncques ait été vu depuis l'extrême heure des couvents.
Quant à l'âme, je suis profondément triste. Mes travaux seuls me soutiennent dans la vie. Il n'y aura donc pas de femme pour moi dans le monde? Mes mélancolies et ennuis physiques deviennent plus longs et plus fréquents tomber de ces travaux écrasants à rien ! n'avoir pas près de soi cet esprit doux et caressant de la femme pour lequel j'ai tant fait!
Mais laissons cela.
J'ai à vous remercier, et des soins que vous prenez pour mon service  (ce mot s'expliquera plus loin, il s'agit d'un service de porcelaine), et de tout ce que vous me dites de bon : vos lettres me font toujours l'effet d'une de ces belles fleurs dont le parfum réjouit.
Je ne connais point. Mme de Saint-S..., pas plus que beaucoup de femmes dont on me jette les faveurs à la tête, qui se vantent de m'avoir pour amant et dont je ne connais ni le nom ni le visage. Je n'ai vu personne d'Angoulême , et je n'y connais que vous et les personnes que j'ai vues chez vous.
La semaine prochaine, nous vous expédions votre   Lambert ► , que vous auriez déjà , n'était la paresse de M. Auguste, qui a oublié de commander la boîte (sic). J'y joins un exemplaire ordinaire, dont vous ferez ce que vous voudrez.
Nous avons mangé avec un saint respect votre pâté, pensant à vous nécessairement, mais de cœur bien volontiers, comme vous l'imaginez.
Allons! encore quelques jours, et je viendrai à vous armé d'un des plus beaux livres qu'auront fait les hommes, si j'en crois mon pressentiment et ceux de mes amis, si mon bon esprit ne m'abandonne pas, enfin si tous les si sont accomplis.
Le Médecin de campagne me coûte dix fois plus de travail que ne m'en a coûté Lambert. Il n'y a pas de phrase, d'idée, qui n'ait été vue, revue, tue, relue, corrigée, c'est effrayant; mais, quand on veut atteindre à la beauté simple de l'Évangile, surpasser le Vicaire de Wakefield et mettre en action l'Imitation de Jésus-Christ, il faut piocher, et ferme! Émile de Girardin et notre bon Borget parient pour quatre cent mille exemplaires. Émile l'éditera à vingt sous comme un almanach, et il faut le vendre comme on vend les paroissiens.
Adieu, à bientôt, les retards ne viennent pas de moi, vous ne pouvez douter de mon affection, et Ivan a raison. Nous causons souvent de lui avec Auguste.
Adieu donc, mille gentillesses de cœur, et même tout le cœur. Baisez Ivan au front pour moi. Puis, que le Commandant accepte ma poignée de main.
Pressez mon service, car j'ai un dîner à donner, je ne sais quand maintenant. Quant aux tasses, je les voudrais en forme (passez-moi l'expression, parce qu'elle explique la forme)  de pot de nuit, élégante, pure : elle ne passe jamais de mode. Les assiettes de dessert, vous le savez, doivent avoir un ornement de plus que les autres. Je vous donne ici mon chiffre à leur envoyer, avec un B de plus néanmoins, également gothique. (Ceci, parce que le petit cachet de cire rouge , apposé sur la page comme spécimen, ne porte qu'un H. Il dit donc de mettre H. B) »
 
 Tel est ce curieux autographe. N'eut-on de Balzac que cette lettre, est-ce qu'elle ne suffirait pas à le peindre au vif, des pieds à la tète, physiquement, intellectuellement et moralement? ...]

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