Page 13 - PetiteJeanne
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«A présent que tout est en place, vous allez goûter avec nous, maître Guillaume, dit la mère Nannette.
J'ai fait une bonne fricassée de pommes de terre nouvelles que j'ai accommodées avec mon beurre tout
frais; j'ai aussi cueilli une salade dans mon jardin, et nous l'assaisonnerons avec l'huile de mon noyer.
Mon pain n'a que quatre jours, et mes pruniers, sans les vanter, donnent d'excellentes prunes.»

En disant cela, elle alla au cellier avec la petite Jeanne, et en rapporta du vin bien rouge, qui écumait
tout autour de la gueule du broc.

«Voyez-vous, maître Guillaume, dit-elle en posant le vase sur la table, j'ai toujours un quartaut de bon
vin en perce. Si quelque voisin reçoit un mauvais coup, je lui en porte un peu; quand un malade en
convalescence n'a pas de vin pour se refaire, je lui en donne aussi longtemps qu'il en a besoin; et tous
les dimanches j'en donne aussi une chopine au père Bonnet, le vieux pauvre du bourg: ça le réchauffe,
le cher homme, qui aura quatre-vingts ans à Noël prochain. Pour moi, je n'en bois guère que lorsque
j'ai du monde, comme aujourd'hui.»

L'on se mit à table et l'on mangea les pommes de terre, qui étaient excellentes. Maître Guillaume,
remplissant son verre jusqu'aux bords, se leva, ôta son chapeau et dit:

«Je bois à la santé de la mère Nannette, qui a compassion du pauvre monde!»

Quand on eut fini, la mère Nannette tira un bon seau d'eau fraîche pour faire boire l'âne de maître
Guillaume. Il l'attela et s'en retourna chez lui.

                               Catherine va à la porte de M. le curé.

Après le départ de maître Guillaume, Catherine prit sa fille par la main et lui donna son bissac; elles
firent une tournée dans le bourg et dans les métairies des environs. En passant, elles s'arrêtèrent devant
la porte de M. le curé, qui les fit entrer.

«Ma bonne femme, dit-il à Catherine, pourquoi ne placez-vous pas cette enfant chez quelque
cultivateur qui l'enverrait aux champs garder les bestiaux? Elle y serait plus heureuse qu'elle ne peut
l'être avec vous, et elle ne s'accoutumerait pas à mendier. Prenez garde! vous en ferez une fainéante.

--Monsieur le curé, il y a longtemps que j'y ai pensé, et je vous assure que c'est un grand chagrin pour
moi que de la voir aller aux portes: il y a même des jours où elle ne peut s'y décider; mais je suis si
faible, si malade, que je ne pourrai sortir de tout l'hiver.

--Pourquoi donc cela?

--C'est que les médecins l'ont défendu, parce qu'ils disent que j'ai les poumons attaqués. Je tousse
beaucoup et je suis incapable de travailler; si Jeanne ne va pas demander du pain pour moi, il faudra
donc mourir de faim! Mais soyez tranquille, monsieur le curé, je placerai ma petite Jeanne chez
d'honnêtes gens aussitôt que je le pourrai; ça me peine bien trop de mendier à mon âge, pour vouloir
que ma fille en fasse autant.

--Vous avez raison, ma brave femme. Nous verrons dans quelque temps ce qu'on pourra faire pour
vous: en attendant, vous viendrez tous les dimanches ici chercher vingt-cinq centimes.

--Grand merci, monsieur le curé: ces vingt-cinq centimes-là, avec les cinquante que me donne Mme
Dumont, serviront à nous acheter quelque chose pour nous habiller; car j'ai honte de nos guenilles.»

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